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La datcha hantée
27 mai 2012

Le rouleau compressé

Au début de l’an, le Professeur Pal Danæou, archiviste au Musée de Valpéravie, a souhaité me rencontrer. Il était désireux, m’écrivait-il, de recueillir l’avis d’un confrère de France sur de bien curieux documents, ce qui ne manqua pas de me surprendre, considérant l’ampleur de son savoir et les limites du mien. Voici les faits, tels qu’il me les a relatés.

Chaque année, au commencement des premiers labours, les fermiers de la vaste plaine fertile qui couvre le centre du pays ont pris la déplorable habitude de pratiquer un arasement des levées de terre qui gênent leurs travaux agraires. Ces tumuli sont évidemment les sépultures de l’ancien peuple valpéravan, ce qu’ils feignent d’ignorer. L’un deux a pourtant mené ses terrassements jusqu’à l’exploration d’un antique tombeau, qu’il trouva vide. Les viatiques habituels, vases, coffres et parures avaient été dérobés. De ce lamentable pillage ne subsistait qu’un fond de poterie qui avait roulé sous le lit funéraire. Le fermier y découvrit un long cylindre de couleur blanchâtre, au vrai un simple fragment d’écorce de bouleau roulé sur lui-même. Un second rouleau semblable gisait écrasé dans un angle de la tombe, sans doute piétiné par les voleurs dans leur hâte de ne rien oublier d’un butin plus précieux. Le fermier prit cependant la peine de le recueillir et, plus loyal ou plus curieux  que les autres, de son propre chef il se rendit au musée et remit ces vestiges au Professeur.

Celui-ci eut quelque peine à dérouler le premier spécimen, mais il y parvint sans dommages et commença aussitôt à le déchiffrer. Il travailla là-dessus tout un mois, et procéda de même avec la pièce mutilée. Avant de me la faire lire, le Professeur Danæou m’assura que sa transcription, toute empreinte d’un lyrisme barbare qu’elle puisse paraître, suivait fidèlement le texte gravé, mis à part l’ajout des quelques ponctuations d’usage. La voici, avec son aimable autorisation, à l’intention de nos lecteurs.

 Rouleau 1 :

On fera désormais ce qui doit être fait. Je sais que vous tous avez la langue assez bien pendue mais il y a grand péril à s’appuyer sur la bonne mémoire pour ordonner les gestes dus aux cieux, aux eaux, aux terres et aux héros. De la bouche de la bonne mémoire ne sortent que la fantaisie des songes, un point c’est tout. Déjà vos pères n’ont rien pu retenir du poème premier et pour cacher leurs fautes, les plus intrépides l’ont falsifié de vers uniquement composés de leur orgueil et qu’ils ont fait de force avaler à leurs enfants. Cette jactance est honteuse et si je vous laisse la bride au col tout ira à vau-l’eau et vos fils mourront avant leurs troupeaux. Du sang et de la chair des sacrifices, vous preniez autrefois votre part en suffisance et l’appétit ne vous faisait pas défaut. Ma part à moi, c’est le discours des cieux, des eaux, des terres et des héros. Et cette part forme un tout.  Et elle m’est donnée sans le recours trompeur à la magie des fumées et du tonnerre aveuglant. C’est donc à moi, enfin, d’arrêter une fois pour toutes ce que vous ferez pour les dieux et les héros selon ce qu’ils attendent. Depuis cette lune jusqu’à la prochaine je m’en vais tracer sur l’écorce du bouleau blanc tout ce qu’il convient de faire et ceci dans l’ordre qui est celui des jours et des saisons. Ce que je sais sort continuellement de ma bouche close et de mes yeux fermés. Les signes qui les fixeront, beaucoup d’entre-vous les connaissent déjà de peuples voisins du nôtre et que vous avez négligé d’imiter, sauf à graver vos noms sur le seuil de vos étables ou sur l’agrafe qui ferme vos manteaux. C’est un piètre savoir que vous avez là mais il suffira car les vers qui ordonneront désormais l’organisation et les désirs du monde sont courts et beaux comme les aubes et nullement enguirlandés comme une femme parée pour ses noces.

 Nous passâmes au second rouleau. Malgré les nombreuses lacunes de l’écorce, M. Danaeou m’assura y avoir lu aisément, dans un style d’un archaïsme tout pareil, l’exposition d’une cosmogonie rudimentaire mais conforme aux croyances primitives de la Valpéravie et qu’il n’est pas utile de rappeler ici, tant elles sont désormais bien connues. Sous des formes diverses, ces mythes fondateurs sont, somme toute, universels et les éléments naturels affrontés en d’interminables combats y tiennent la plus grande part.

En revanche, la suite du manuscrit était positivement à l’état de miettes. Le Professeur y avait reconnu à grand-peine quelques mots d’une longue liste de prescriptions obscures. Mais c’était suffisant pour y entrevoir l’usage de pratiques rituelles d’une cruauté inouïe, presque inconcevable, et qu’il se refusa dès lors à étudier plus avant. Devant mon insistance, le Professeur consentit néanmoins à me montrer tout ce qu’il avait eu le courage d’en traduire.

 Rouleau 2 (les crochets figurent les passages manquants) :

[...] piquer [...] nouveau-né [...] haché [...] côte [...] dépecer [...] cœur [...] étouffé [...] foie [...] peau [...] reins [...] langue [...] écraser [...] oreilles [...] éviscéré [...] moelle [...] égorger [...] mamelle [...] pendre [...] cervelle [...] brûler [...] oreilles [...] saigner [...] tête [...] bouillir [...] cuisses [...] chair [...] échauder [...]

 Je lus, stupéfait, avant de me reprendre. Je lui parlai congrès, sociétés savantes, mais il chassa ces perspectives d’un geste d’accablement. De son opinion, ces horreurs devaient retourner à la nuit d’où on les avait tirées, un point c’est tout. Je réfléchis encore, puis j’exprimai prudemment mon idée. Ces termes, je les avais déjà lus, en France, assemblés dans certain manuel fort prisé par les cuisiniers des maisons aristocratiques et bourgeoises. Je me repentis aussitôt de mon impertinence, car il se fâcha et me congédia sèchement.

À deux semaines de là, nous nous croisâmes un soir dans l’avenue principale de la ville. Le Professeur affichait un calme bienveillant, presque jovial. Après notre entretien, il s’était résolu à poursuivre l’étude du maudit second rouleau. Tout allait bien maintenant. C’était cela. Le peuple valpéravan des origines avait accordé le plus grand soin à la préparation d’innombrables banquets en l’honneur de leur panthéon, jusqu’à en faire l’alpha et l’oméga de sa liturgie païenne. Puis, au fil du temps, la paresse, la simple paresse  l’avait peu à peu éloigné de ces rituels. Alors, qui fut l’auteur de ce codex impérieux ? De son avis, un mage dominé par son estomac. Mais hélas, de ces précieux rouleaux il ne restait plus rien. Son domestique les avait par mégarde versés sur les cendres encore brûlantes de la cheminée. Ils ne seraient jamais exposés nulle part. Le visage du Professeur me parut tout à coup aussi rouge que la braise, mais c’était sans doute l’effet du soleil couchant.

Alfonsine (Les hésitations d’une mouche, mars 2012)

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